29 février 2024 

Monsieur le Président,

Les scientifiques soussignés s'inquiètent du niveau élevé du commerce international des cuisses de grenouilles tel qu'il persiste depuis des décennies. Nous demandons à la France, en tant que principal pays consommateur, de prendre des mesures pour que ce commerce soit contrôlé par la Convention CITES sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction afin de surveiller et d'assurer le commerce durable des taxons et des populations concernés.

Selon des analyses scientifiques récentes [1] [2], l'Union européenne importe en moyenne 4 070 tonnes de cuisses de grenouilles congelées par an, la France étant le plus important consommateur. Les importations annuelles de l'Union européenne équivalent à 80-200 millions de grenouilles. Elles proviennent en grande majorité de populations sauvages, en particulier d'Indonésie, de Turquie et d'Albanie (où les élevages commerciaux avérés de grenouilles des principaux taxons concernés sont inexistants) et du Vietnam (qui indique principalement une exportation de taxons en provenance d'élevages).

Des études récentes sur le terrain indiquent que plusieurs espèces et populations connaissent déjà un déclin significatif. Les données actuelles indiquent que la grenouille Limnonectes macrodon a disparu des importations commerciales en France [3]. Même pour des espèces telles que la grenouille mangeuse de crabe (Fejervarya cancrivora) et la grenouille des rizières (Fejervarya limnocharis), qui étaient parmi les espèces les plus communes et largement abondantes dans les agroécosystèmes des zones humides, les prélèvements commerciaux et les exportations intenses pendant de nombreuses années ont entraîné des changements démographiques par exemple dans la structure des populations et des tendances indiquant des déclins. Les grenouilles jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des écosystèmes et les prélèvements perturbent ces fonctions – à titre d'exemple, les grenouilles contrôlent les parasites, y compris ceux qui peuvent affecter la santé des populations humaines. Dans le même temps, les grenouilles peuvent être des bioindicateurs, leur présence étant une source d'informations sur l'état de santé d'un écosystème. 

Il y a 15 ans déjà, des scientifiques ont mis en garde contre un effet d'extinction en cascade [4]  déclenché dans les années 1970-1980 au Bangladesh et en Inde - à l'époque les principaux fournisseurs du marché européen - en relatant l'effondrement des populations de grenouilles sauvages destinées à l'exportation. En conséquence, une nette augmentation de l'utilisation de pesticides a été constatée. Différents niveaux trophiques des populations de grenouilles (qui dépendent par exemple de l'espèce, de l'ontogenèse, de la saison) sont venus à manquer, ce qui a favorisé la prolifération d'insectes nuisibles pour les cultures ou d'insectes transmettant des maladies aux populations humaines, par exemple la malaria. Ces deux pays ont donc proposé d'inscrire les deux espèces de grenouilles les plus commercialisées à la CITES. Ces propositions ont été acceptées et Euphlyctis hexadactylus et Hoplobatrachus tigerinus sont inscrites à l'Annexe II de cette Convention depuis 1985. Le Bangladesh et l'Inde ont adopté des interdictions d'exportation peu de temps après. Depuis le début des années 1990, l'Indonésie et la Turquie sont devenues des fournisseurs du marché européen, suivies du Vietnam et de l'Albanie dans les années 2000. De nombreuses recherches publiées dans des articles scientifiques évalués par des pairs et des rapports de terrain confirment des évolutions similaires dans ces pays. Par exemple, selon une étude récente, il y a un risque d'extinction d'ici 2032 des populations de grenouilles exploitées commercialement en Turquie si les niveaux d'exportation actuels sont maintenus ; il est donc urgent de mettre en place des restrictions plus strictes en matière de capture et de commerce [5].

Lors d'un récent atelier de la CITES sur la conservation des amphibiens, le commerce international des cuisses de grenouilles a été identifié comme une menace majeure pour plusieurs espèces et comme un exemple de commerce non durable d'espèces sauvages. Avant la prochaine Conférence des Parties à la CITES en 2025, nous demandons instamment à la France de développer des propositions d'inscription des espèces et les groupes d'espèces concernés afin de préparer une base politique et formelle de discussions pour que des restrictions du commerce international assurent la surveillance, la réglementation et donc la durabilité du commerce des cuisses de grenouilles.

Les populations de grenouilles originaires de France et de l'Union européenne sont protégées contre l'exploitation commerciale ; l'Union européenne ne devrait plus permettre la surexploitation des espèces et des populations de grenouilles dans les principaux pays fournisseurs puisqu'elle menace non seulement les espèces et les populations ciblées, mais aussi leurs écosystèmes respectifs et les services qu'ils rendent à l'humanité.

Nous considérons que la France a une responsabilité particulière et devrait prendre cette initiative.

Nous vous prions donc de faire en sorte que le ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires prenne les dispositions nécessaires et défende la conservation des amphibiens lors de la prochaine réunion de la CITES.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de nos salutations respectueuses,

[1] Auliya, M.; Altherr, S.; Hughes, A. et al. (2023). The European market remains the largest consumer of frogs’ legs from wild species. Conservation 3(1): 53-58; https://doi.org/10.3390/conservation3010004

[2] Auliya, M.; Altherr, S.; Nithart, C. et al. (2023): Numerous uncertainties in the multifaceted global trade in frogs’ legs with the EU as the major consumer. Nature Conservation 51: 71-135.

[3] Ohler, A. & Nicolas, V. (2017). Which frog's legs do froggies eat? The use of DNA barcoding for identification of deep frozen frog legs (Dicroglossidae, Amphibia) commercialized in France. European Journal of Taxonomy (271). https://doi.org/10.5852/ejt.2017.271

[4] Warkentin, I.; Bickford, D.; Sodhi, N. & Bradshaw, C. (2009). Eating frogs to extinction. Conservation Biology 23(4): 1056-1059.

[5] Çiçek, K.; Ayaz, D. ; Afsar, M. et al. (2020). Unsustainable harvest of water frogs in southern Turkey for the European market. https://www.cambridge.org/core/services/aop-cambridge-core/content/view/5DCFB7A02E81FE030C2A7198FDBE74A9/S0030605319000176a.pdf/unsustainable-harvest-of-water-frogs-in-southern-turkey-for-the-european-market.pdf